Histoire

Du journal filmé au vlog (Partie 2/2)



La semaine dernière, nous avons parlé caméra et stylo. Cette semaine, découvrons en plus sur les réalisateurs de journaux filmés. Qui sont-ils ? Pourquoi filment-ils leur quotidien ? Ainsi que l’étonnant voyage de ce format de la marge vers la standardisation des réseaux sociaux.

 

La pratique du journal filmé dans le cinéma expérimental 

 

Le cinéma expérimental est un cinéma qui se joue hors des sentiers battus. Les cinéastes rebelles qui le composent ne s’inscrivent pas dans une logique industrielle, pas de format, pas de longueur, pas d’entraves liées à des considérations financières, chacun fait ce qu’il veut, comme il le veut, sous la forme qu’il veut.

 

C’est dans cet esprit d’expérimentation autour du cinéma que le journal filmé se développe. Il éclot dans le milieu underground new-yorkais avec pour figure tutélaire le réalisateur américano-lituanien Jonas Mekas. Quand il arrive à New-York en 1949, celui-ci achète une Bolex 16mm et commence à filmer des moments de son quotidien en exil. Il les monte et découvre une poétique du quotidien sur laquelle va ensuite se fonder toute son œuvre. Son film le plus fameux, Walden, dont le sous-titre est Diaries Notes and Sketches, est composé de ce que le filmeur (Jonas Mekas préfère se définir comme tel et non comme un réalisateur) a filmé entre les années 1964 et 1968. Dans ce film, la structure chronologique est explicitement mise en lumière par l’utilisation d’intertitres. Caméra à la main, Jonas Mekas reste à l’écoute de son instinct qui le pousse parfois à filmer ce qu’il voit, et à le monter presque instantanément grâce à la technique du tourner monter pour saisir le moment dans son intégralité et non pas seulement l’image de celui-ci. Le filmeur dégaine donc sa caméra plus vite que son ombre, il n’utilise pas de cellule photo-électrique et ne vérifie jamais l’ouverture du diaphragme de la caméra, confiant dans son œil. Il ne s’entoure pas d’une équipe technique de choc hollywoodienne, il est à la fois, au son et à l’image, la réalisation et la production.  Cela le rapproche du cinéma dit « amateur », estimé des milieux expérimentaux, dont Maya Deren, figure de proue de l’avant-garde cinématographique américaine, en dit qu’il est la clé d’un cinéma poétique qui ne connaît pas d’entrave formelle.

 

Pour Jonas Mekas qui a subi l’exil, la guerre, et les camps de travail forcé, le journal filmé est un moyen de se reconnecter et de palier son incompréhension des êtres humains. Pour nous spectateurs, c’est aussi une plongée dans les tréfonds du milieu artistique underground new-yorkais, on peut y croiser le poète de la Beat Génération Allen Ginsberg, ou moins underground, John Lennon et Yoko Ono protestant pour la paix sur leur lit.

 

Pour d’autres, c’est une façon de trouver l’amour tout en se connectant avec son public. La cinéaste Anne Charlotte Robertson dans son Five Years Dairy s’adresse directement à son audience par des intertitres : « Dear viewers, How were your vacation ?… » (« Chère spectateur, comment étaient tes vacances ? »), dans un autre de ses films Apologies, elle s’excuse face caméra auprès de lui et d’autres. Pour elle, ses films sont un canal de communication, de rencontre, d’amour, à l’écran et dans la salle. Elle écrit sur ses films : « Tout prendra sens plus tard grâce à mon amour véritable, qui synchronisera son film, son journal, avec le mien » dans son ouvrage Five Years Diary, A Breakdown & After the Hospital. Mais plus que ça, filmer sa vie a une importance thérapeutique, c’est un moyen de vivre avec les problèmes psychiques dont elle souffre. Enfin, plus que des films, les journaux filmés d’Anne Charlotte Robertson deviennent même parfois durant la projection de véritables performances. En plus du son du film, elle s’enregistre sur des cassettes qu’elle utilise pendant les projections. Il lui arrive aussi de mettre la radio en marche. Grâce à la stratification des couches sonores dans plusieurs espaces, celui intra diégétique du film et celui de la salle, ces films deviennent de vraies performances.

 

Dans beaucoup de cas, le journal filmé est une activité prenante tout au long de la vie des cinéastes. Le réalisateur belge Boris Lehman va même plus loin en expliquant que sa vie est devenue le scénario d’un film qui est lui-même devenu sa vie. Pas étonnant que son œuvre compte plus de 500 films dont un des plus connus, Babel, a une durée totale de plus de 6h.

 

 

Chacun de ces cinéastes s’empare singulièrement du format du journal filmé, mais pour tous, filmer sa vie relève d’une obsession qui ne les quitte pas, d’un besoin irrépressible. Néanmoins, contrairement aux réseaux sociaux, sa pratique dans le monde du cinéma expérimental ne relève pas selon Chris Marker, autre figure incontournable du cinéma, d’un acte narcissique, mais au contraire d’une forme d’humilité.  Les cinéastes qui utilisent ce format ont , selon lui,  conscience que la seule chose qu’ils ont à offrir c’est eux.

 

 

Du cinéma expérimental au réseaux sociaux

 

Qu’en est-il des réseaux, quand on sort de la salle et qu’on s’aventure dans le flux continu d’images des profils aux photos retouchées, à la lumière plus que parfaite. Le déplacement du format du cinéma expérimental aux réseaux sociaux s’effectue dans un contexte nouveau. A partir de 2010, les réseaux sociaux se développent et deviennent un espace de capitalisation sur son images, accessible à tous, partout dans le monde.

 

Mais ces changements ne veulent pas dire que les cinéastes expérimentaux ne s’en emparent pas. En 2007, Jonas Mekas ne s’y trompe pas, il crée le 365 jours Project. Pour ce projet, le filmeur fabrique une sorte de blog sur lequel il publie une vidéo par jour pendant 365 jours. Cette expérience d’avant les réseaux est selon le chercheur américain Angelo Maria Grossi une introduction visionnaire à ce que sera le vlog sur les réseaux avant les réseaux.

 

 

Par la suite, les nouvelles possibilités d’interactions qu’offrent les réseaux sociaux changent drastiquement la pratique à la racine. Le journal devient un moyen de recréer une intimité virtuelle sur laquelle se fonde toute la communication sur les plateformes. Les internautes influent désormais directement sur le contenu, les journaux sont appelés vlogs, et ils ne sont plus vus seulement par les quelques personnes du cercle du réalisateur ou les amateurs de cinéma expérimental. Les failles techniques liées à la spontanéité du mode d’enregistrement laissent place à des aspérités créées de toute pièce dans un but plus marketing. Les moments de vie captés sont des moments de vie créés. La pratique du journal filmé autrefois marginale mute alors vers une forme industrielle sous l’impulsion de l’apparition d’internet et des réseaux sociaux. Ce phénomène s’apparente à ce que le chercheur Jay David Bolter appelle la « remédiation », c’est-à-dire le processus qui caractérise les médias contemporains, qui rendent hommage et deviennent rivaux simultanément des médias antérieurs en s’appropriant les pratiques représentationnelles et en refaçonnant les anciennes formes de ceux-ci.

 

 

Alors à vos caméras ou vos téléphones ! Faites votre journal filmé vous-même ou devenez un expert du vlog ! Et surtout, soyez créatif !

 

© As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty de Jonas Mekas, 2000